CHAPITRE III

L’entité que les hommes appelaient jadis Tisiphone rôdait dans les couloirs de l’esprit de son hôtesse en s’émerveillant de ce qu’elle y découvrait. Ses vastes et sombres cavernes crépitaient du feu d’or des rêves et, même ainsi assoupie, sa puissance était stupéfiante. Tisiphone n’avait pas effleuré l’esprit d’un mortel depuis beau temps et ceux qu’elle avait investis auparavant ne l’avaient guère captivée. C’étaient des cibles, des sources de renseignements, des outils et des proies, mais rien qu’on pût goûter et estimer, car elle était un bourreau, pas une philosophe.

Mais les choses avaient changé. Elle était seule et diminuée, et nul ne l’avait envoyée châtier cette mortelle ; elle avait été invoquée par l’esprit dans lequel elle errait, et elle avait besoin de lui. Besoin de lui comme d’un pôle et d’un avatar pour son être affaibli, de sorte qu’elle explorait ses tunnels labyrinthiques en cherchant où l’installer, en jaugeant sa puissance et en feuilletant ses souvenirs.

C’était tellement différent. Le dernier humain dont elle avait effleuré les pensées était… le berger de Cappadoce ? Non, Cassandre de Macédoine, ce meurtrier ambitieux et tortueux. Lui avait été un esprit puissant, par toute sa malveillance. Mais il n’arrivait pas à la cheville de celui-ci pour la force, la lucidité et le savoir. Les hommes avaient changé au cours de ses siècles de au sommeil et la froide Athéna elle-même, tout comme Héphaïstos aux doigts habiles, aurait sans doute envié les connaissances et les aptitudes qu’avaient maîtrisées depuis les mortels.

Mais, plus encore que sa science, c’était le pouvoir de cet esprit qui la laissait pantoise… sa volonté inébranlable, sa lucidité de cristal… et sa férocité. Cette Alicia DeVries lui ressemblait beaucoup. Cette mortelle pouvait se montrer aussi implacable, et tout aussi fatale qu’elle-même, pressentait Tisiphone, et c’en était sidérant. Tous les mortels étaient-ils ainsi et avait-elle cessé, voilà si longtemps, de s’en rendre compte ? Ou bien n’étaient-ce pas simplement les connaissances de l’homme qui avaient évolué pendant son sommeil ?

Pourtant, il existait des différences entre eux. Elle recueillait des souvenirs, évaluait convictions et croyances, et, si elle avait eu des lèvres, certaines des sottises qu’elle découvrait l’auraient sans doute fait sourire. Ni ses autres « personnalités » ni elle, n’avaient été élevées pour nourrir amour et compassion – ces sentiments n’avaient aucune signification pour leurs pareilles – et encore moins pour comprendre ce concept de « justice ». La notion était prenante, car elle avait une sorte de connotation biaisée avec ce que Tisiphone était elle-même, ainsi que le toucher effilé, aiguisé d’une lame, pourtant elle entrevoyait déjà la dangereuse contradiction qu’elle hébergeait fondamentalement. Elle exigeait des représailles, certes, mais le sens de la mesure émoussait son tranchant. L’exténuation épointait sa certitude, et l’accent trompeur qu’elle mettait sur la « culpabilité », l’« innocence » et la « preuve » l’abusaient et affaiblissaient sa détermination.

Elle étudia l’idée, en évalua la tension dynamique qui recélait tant d’éléments conflictuels en équilibre instable, et la voracité familière qu’elle contenait ne faisait que la lui rendre encore plus étrangère. Ses « personnalités » avaient été façonnées pour punir, créées pour la vengeance, et ni culpabilité ni innocence n’avaient de poids sur sa mission. C’était une notion au goût amer que cette « justice », un noyau de froide amertume au sein de la douce et chaude saveur du sang, et elle la rejeta. Elle s’en détourna avec mépris et reporta son attention sur d’autres joyaux du filon que constituait cet esprit.

Entassés, empilés les uns sur les autres, ils scintillaient incommensurablement, et elle savoura la violence déchaînée de combats menés avec des armes que Zeus lui-même aurait enviées. Ils disposaient de leurs propres foudres, ces mortels, et, par les yeux de son hôtesse, elle assista en les savourant à ces déferlements de fureur contrôlés par la science et l’entraînement, et harnachés à cet effet. Elle était capable de violence, cette Alicia DeVries… et, pourtant, même au cœur de sa rage guerrière, on butait sur cette maudite impression de détachement. Sur cette observatrice invisible qui regrettait le sang versé de ses propres mains et pleurait sur ses ennemis en même temps qu’elle les égorgeait.

Tisiphone cracha mentalement de mépris sur cette faiblesse intrinsèque. Elle devrait se montrer prudente. La mortelle lui avait sans doute juré allégeance, mais, en contrepartie, Tisiphone elle-même avait promis d’aider Alicia DeVries à accomplir ses desseins ; et, si elle le menait trop dur, cet esprit puissant et complexe était une arme qui risquait de se retourner contre elle.

D’autres souvenirs flottaient auprès d’elle et ceux-là étaient plus intéressants, mieux adaptés à ses besoins. Souvenirs d’êtres aimés, précieusement enchâssés au cœur de son être comme autant de talismans contre son côté obscur. Autant d’ancres l’aidant à se cramponner à sa débilitante compassion. Mais ce n’étaient plus des ancres. Ils s’étaient transformés en fouets enragés, rendus féroces par les souvenirs plus récents de viol et de mutilations, de carnage et de cruauté gratuite, de corps brisés, d’êtres aimés massacrés. Ils s’enfonçaient profondément dans ses réservoirs d’énergie et de détermination, les façonnant en quelque chose d’identifiable et de familier. Car, sous toutes ces balivernes de pitié et de justice, Tisiphone avait regardé dans le miroir air de l’âme d’Alicia DeVries… et s’y était croisée elle-même.

 

Des yeux de jade s’ouvrirent. Les ténèbres se pressaient derrière la fenêtre de la petite chambre spartiate, gémissant avec toute la patience infinie du vent hivernal de Mathison, mais quelques lampes tamisées projetaient des flaques dorées au plafond. Les moniteurs gazouillaient doucement, comme pour l’encourager, et Alicia DeVries inspira lentement et profondément.

Elle tourna la tête sur l’oreiller, scruta le silence qui l’entourait et aperçut le fusil posé sur la table de chevet. L’arme luisait dans la pénombre, comme un rappel, et elle aurait dû la remettre instantanément à la torture.

Tel ne fut pas le cas. Rien n’y parvenait et c’était… impossible. Les images étaient bien là, limpides et létales par tous leurs détails brutaux. Tous ceux qu’elle aimait avaient été anéantis ; pire, massacrés avec un sadisme dément et prémédité… et la souffrance qu’elle aurait dû éprouver ne la submergeait pas.

Elle porta la main à son front et fronça les sourcils : ses pensées étaient plus claires qu’elles ne l’auraient dû et, pourtant, étrangement détachées. Les souvenirs clignotaient, aussi impitoyablement précis qu’une holovid mais distants, comme vus à travers la plastocuirasse de l’axel qui ralentit le temps, et il y avait aussi, enfin, quelque chose qui la narguait…

Sa main se figea et ses yeux s’écarquillèrent au brusque souvenir de sa démence finale. Des voix dans sa tête. Absurde. Pourtant… elle scruta de nouveau la chambre plongée dans le silence et se rendit compte qu’elle n’aurait jamais dû survivre assez longtemps pour la voir.

Bien sûr que si, fit une voix froide et claire. Je t’ai promis la vengeance et, pour te venger, tu dois vivre. >

Alicia se raidit, les yeux brusquement grands comme des soucoupes dans l’obscurité, pourtant, même maintenant, aucune panique ne se lisait dans leurs profondeurs. Ils restaient calmes et paisibles, car la terreur causée par cette voix silencieuse venait se briser contre un mur de verre. Elle sentait sa présence, la sentait fourmiller dans ses paumes, mais ne pouvait pas l’atteindre.

« Qui… qu’êtes-vous ? » demanda-t-elle au vide, et un rire silencieux vibra en son tréfonds.

< Les mortels nous auraient-ils vraiment oubliés ? Oh, dieux, que vous êtes volages ! Tu peux m’appeler Tisiphone.

— Tisiphone ? » Le nom lui disait quelque chose, mais…

— Bien, bien >, murmura la voix, pareille à du cristal chantant juste avant de se briser ; et sa tentative pour la rassurer semblait incongrue. < Jadis, les tiens nous appelaient les Érinyes, mais c’était il y a très, très longtemps. Nous étions trois : Alecto, Mégère… et moi. Je suis la dernière des Furies, petite. >

Les yeux d’Alicia s’écarquillèrent davantage puis elle les ferma hermétiquement. L’explication la plus simple, c’était qu’elle avait eut raison dès le début. Elle devait être folle. C’était sans doute plus logique qu’une conversation dans le noir avec un personnage sorti de la mythologie de la Vieille Terre ! Pourtant, elle savait qu’elle ne l’était pas et, à cette idée, ses lèvres se crispèrent. Ne dit-on pas des fous qu’ils savent qu’ils ne le sont pas ? Et qui, sinon une folle, se sentirait si calme en un moment pareil ?

< En dépit de tous vos talents, les tiens sont devenus pratiquement aveugles. Auriez-vous perdu la faculté de croire en ce que vous ne pouvez ni voir ni toucher ? Vos “scientifiques” n’ont-ils pas quotidiennement affaire à des phénomènes qu’ils ne peuvent que décrire ?

— Touché », murmura Alicia avant de se secouer. Des colliers de traction immobilisaient sa jambe gauche à la hauteur du genou et de la hanche, plus légers sans doute qu’un Plasticast, mais tirant sur ses membres tandis qu’elle essayait de se redresser sur les coudes. Elle balaya les cheveux qui l’aveuglaient et regarda autour d’elle jusqu’à repérer les boutons de contrôle du lit, puis tendit la main droite et glissa son récepteur gamma sur le câble de commande. Elle ne s’en était pas servie depuis si longtemps qu’il lui fallut réfléchir dix secondes avant que les connexions neuronales adéquates s’établissent ; puis le lit ronronna doucement et s’éleva derrière son dos. Elle adopta une position assise et croisa les mains sur les cuisses, tout en se démanchant le cou en même temps qu’elle dardait de nouveau le regard dans tous les recoins de la chambre. « Disons que je te crois… Tisiphone. Où es-tu ?

— Ton intelligence est plus aiguisée que ça, Alicia DeVries.

— Veux-tu dire que tu te trouves… à l’intérieur de ma tête ? demanda très précautionneusement Alicia, alors qu’une légère trace de peur filtrait à travers le mur de verre.

— Bien sûr.

— Je vois. » Elle inspira profondément. « Pourquoi, en ce cas, ne suis-je pas en train de grimper au mur en bafouillant ?

— Te le permettre ne servirait pas précisément nos objectifs. Ce n’est pas tant, d’ailleurs… ajouta la voix un peu plus sèchement, que tu n’essaies pas de le faire.

— Eh bien, ce serait sans doute la réaction la plus logique. » Alicia avait souri, étonnée d’en être capable en dépit de la démence qui la submergeait.

< La logique est un ingrédient très surestimé, petite. La folie a son rôle à jouer, bien qu’elle ne facilite pas le discours, n’est-ce pas ?

— J’imagine. » Alicia se comprima les tempes des mains, sentit sous sa paume droite les angles familiers de son récepteur alpha et s’humecta les lèvres. « Es-tu ce qui explique que je ne souffre plus ? »

Elle ne faisait pas allusion à la souffrance physique et la voix le savait.

< En effet. Tu es un soldat, Alicia DeVries. Un guerrier rendu fou de chagrin n’atteint-il pas toujours son but, quitte à se jeter sur la lame de son ennemi ? Le deuil et la haine sont puissants, mais il faut s’en servir. Je ne leur permettrai pas de se servir de toi. Pas encore. >

Alicia ferma de nouveau les yeux, les lèvres tremblantes, reconnaissante au mur de verre de s’interposer entre elle et sa douleur. Elle sentait qu’un chagrin infini, noir comme l’enfer, attendait de l’engloutir et de l’anéantir derrière le bouclier que Tisiphone avait érigé, et elle en concevait une terreur intense. Sa gratitude n’était pas sans s’accompagner de rancœur, comme si on lui avait dérobé quelque chose qui lui appartenait de plein droit… quelque chose d’aussi précieux que cruel.

Elle inspira une autre lampée d’air et baissa de nouveau les mains. Soit Tisiphone existait réellement, soit elle-même était complètement folle, et elle avait tout intérêt à agir en partant du principe qu’elle était saine d’esprit. Elle ouvrit sa chemise de nuit de l’hôpital et suivit du doigt la ligne rouge qui descendait de sa poitrine puis celles qui lui striaient l’abdomen. Elle ne ressentait aucune douleur, et la cicatrisation accélérée faisait son travail – les incisions étaient sans doute pratiquement guéries et disparaîtraient entièrement au bout d’un moment, mais elles confirmaient qu’elle avait subi des dommages. Elle laissa retomber la chemise et se rejeta en arrière sur ses oreillers dans la chambre silencieuse.

« Quand ai-je été touchée ? Ça fait longtemps ?

— Le temps est une dimension que les mortels mesurent mieux que moi, petite, et il n’existe pas là où nous sommes allées toutes les deux, mais trois jours se sont écoulés depuis qu’on t’a ramenée ici.

— Où sommes-nous allées ?

— Tu étais mourante et je ne suis plus ce que j’étais. Mon pouvoir a décliné avec le trépas de mes autres “moi-même”, et j’ai toujours été plus douée pour blesser que pour guérir. Puisque je ne pouvais te rendre ton intégrité, je t’ai conduite là où le temps ne joue pas, jusqu’à ce que ceux qui te cherchaient te trouvent.

— Pourrais-tu un peu mieux t’expliquer ?

— Saurais-tu expliquer le bleu à un aveugle ?

— On croirait entendre un de ces tarés des Renseignements.

— Non. Ils t’ont menti ; je sais ce que j’ai fait et je te l’expliquerai si tu étais en mesure de l’appréhender. >

Alicia gonfla les lèvres, étonnée de voir Tisiphone comprendre si vite.

< Pourquoi ne comprendrais-je pas ? J’ai passé des jours à étudier tes souvenirs, petite. Je sais tout de ton colonel Watts.

— Ce n’est pas mon colonel Watts. » La voix d’Alicia s’était brusquement faite glaciale et, alors qu’elle se remémorait le pur chaos du raid sur Shallingsport, une bouffée de rage, giclant de derrière le bouclier translucide, saisit Tisiphone par surprise. Elle chassa ce souvenir, le refoulant avec un talent que la Furie elle-même n’aurait pu égaler.

« D’accord, tu es là. Pourquoi ? Que comptes-tu faire ?

— Tu as demandé à te venger et tu seras exaucée. Nous retrouverons tes ennemis, toi et moi, et nous les détruirons.

— Rien qu’à nous deux ? Quand l’Empire tout entier s’en est montré incapable ? » Le rire d’Alicia n’était guère plaisant. « Qu’est-ce qui te fait croire que nous pouvons réussir ?

— Ça. >, répondit doucement la voix, et Alicia releva brusquement la tête. Ses lèvres se retroussèrent sur ses dents serrées et le feulement d’un félin des neiges rauqua dans sa gorge. La rage inonda ses veines, jaillissant de derrière le bouclier qu’elle hébergeait, distillée, pure et plus brûlante que le cœur d’une étoile. Deuil et chagrin s’y mêlaient, mais ils n’en étaient que le carburant, pas la flamme. Sa férocité la secoua comme des poings de feu et la panique l’effleura quand son augmentation commença de s’activer.

Mais ce fut fugace et elle retomba en arrière, pantelante et emperlée de sueur. Son cœur battait la chamade et elle se sentait faible et vidée, telle une fiole de chimiste dont l’acide s’est évaporé. Quelque chose palpitait encore en elle, toutefois, accélérant son pouls comme un dernier écho de sa rage. De la détermination… ? Non, davantage. Une volonté absolue, allant au-delà de l’implacable et jusqu’à l’inéluctable, et tournant en dérision l’idée qu’aucune puissance en ce monde pût la faire dérailler.

< Tu commences à comprendre, petite, pourtant ce n’était encore que ta colère ; tu n’as pas encore goûté à la mienne. Je suis la rage – la tienne, la mienne et toutes celles qui ont été ou seront jamais – et je suis douée pour son emploi. Nous les retrouverons. Je t’en fais la promesse et je n’ai jamais manqué à ma parole. Et, quand nous les aurons trouvés, tu jouiras de la force de mes bras, qui n’a jamais failli. Si je suis amoindrie, je n’en reste pas moins bien plus forte que tu ne peux l’imaginer ; tu auras ta vengeance.

— Seigneur ! » murmura Alicia en plaquant de nouveau à ses tempes ses mains tremblantes. Un glaçon de pure terreur la transperça en frémissant… provenant non pas de Tisiphone, mais d’elle-même. De la capacité illimitée de destruction qu’elle avait sentie en sa fureur. À moins – elle déglutit – qu’elle ne provînt de cette Furie.

« Je… » commença-t-elle avant de s’interrompre tout net, un homme en tenue blanche d’infirmier venant de faire irruption dans la chambre ; il freina brutalement en constatant qu’elle était assise dans son lit, écarquilla les yeux puis se laissa tomber près des moniteurs de son chevet, décrocha un lien neural de la console centrale et le plaqua contre le terminal de sa tempe ; Alicia dut dissimuler un sourire de soudaine compréhension. Ses signes vitaux avaient sans doute grimpé vers les étoiles quand ce subit accès de fureur l’avait traversée.

L’infirmier abaissa le lien et la considéra d’un œil intrigué. Plus qu’intrigué. Le questionnement qui se lisait dans ses yeux se mêlait à de la sympathie, dans une singulière tension que son masque de professionnalisme ne parvenait pas tout à fait à cacher. Il détourna le regard, fixa brièvement le panneau de l’interphone du coin de et Alicia ravala un grognement. Idiote ! Évidemment qu’ils avaient laissé la com allumée ! Que doit-il penser maintenant qu’il avait entendu la part qu’elle avait prise dans cette démentielle conversation avec Tisiphone ?

< J’efface ce souvenir de sa mémoire ?

— Le peux-tu ? » Alicia s’était exprimée à voix haute par pur réflexe, avant de se maudire en voyant l’infirmier esquisser machinalement un pas vers elle.

« Quoi faire, capitaine DeVries ?

— Euh… me dire depuis combien de temps je suis ici ?

— Trois jours, capitaine.

Tu n’as pas besoin de parler à haute voix pour te faire entendre de moi, petite >, déclara Tisiphone au même instant, et Alicia lui aurait volontiers arraché les cheveux, tout en les injuriant tous les deux. L’attention soucieuse qui sous-tendait la voix de l’infirmier lui sonnait bizarrement aux oreilles, mêlée à l’amusement que trahissait ce chuchotis mental muet.

« Merci », répondit-elle à haute voix, puis : < Tu pourrais le faire ? Le contraindre à oublier ?

— Autrefois, certainement. Aujourd’hui… > Alicia ressentit fortement une impression de haussement d’épaules mental. < Je pourrais essayer si tu arrivais à le toucher. >

Alicia jeta un coup d’œil vers l’infirmier sur ses gardes et étouffa un gloussement parfaitement déplacé. < Pas question ! Ce pauvre garçon est persuadé que j’ai complètement perdu les pédales et il m’a donné mon grade ; ils doivent donc savoir que je suis un commando de choc. Je m’étonne qu’il soit encore dans cette chambre, et il risque de sauter hors de ses souliers si j’essaie de l’agripper. Et l’on viendra vous parler de dangereux cinglé… ! De plus, ils ont sûrement branché un magnétophone sur la com.

— Magnétophone ? > Des doigts mentaux piochèrent le concept dans son esprit. < Oh, il semble qu’il me reste encore beaucoup à apprendre sur cette “technologie”. Ça posera un problème ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Ça dépendra de l’idée qu’ils se font de mon déséquilibre mental. Tais-toi une minute, maintenant. >

La sensation d’une stupéfaction étrangère la traversa, comme si Tisiphone n’avait pas l’habitude de recevoir d’ordres d’une mortelle, et elle réprima un nouveau sourire psychotique pour lui en substituer un autre, plus rassurant.

« Merci, répéta-t-elle à haute voix. Je me demande… Je vois bien que nous sommes en pleine nuit, mais puis-je parler au médecin de garde ?

— Le capitaine Okanami est déjà en chemin, capitaine. En fait, je l’attendais quand… euh… » Sa voix traîna et Alicia sourit de nouveau. Pauvre gars. Pas étonnant qu’il ait déjà appelé les grosses têtes. Il était en train d’écouter cette pauvre timbrée déblatérer toute seule et voilà que ses signes vitaux s’affolent. Hors de toute mesure.

« Je vois. Bon, en ce cas… »

La porte s’ouvrit, la coupant au beau milieu d’une ineptie. Un capitaine de la Flotte entra d’un pas rapide mais mesuré, bien qu’on sentît qu’il avait un certain mal à se contenir. Son caducée du service médical scintillait à la chiche lumière et il s’arrêta brusquement, comme surpris de la trouver sur son séant. Non, pas de la voir assise ; mais de la trouver raisonnable en apparence. Curieux. Elle-même n’avait pas l’impression d’avoir l’air raisonnable. Il esquissa un signe discret d’une main pour enjoindre à l’infirmier de déguerpir et ce dernier s’éclipsa en s’efforçant de dissimuler son soulagement.

« Bien, fit le capitaine Okanami en croisant les bras sur la poitrine pendant que la porte se refermait. Je suis ravi de vous voir de retour parmi nous, capitaine DeVries. »

Ouais… ravi et époustouflé. Elle cacha cette pensée derrière un sourire et lui retourna son signe de tête en le dévisageant, tout en se demandant ce qu’il pensait réellement.

« Vous pouvez vous estimer heureuse d’être encore en vie, poursuivit-il d’une voix douce. Mais je crains fort…

— Je sais, le coupa-t-elle avant qu’il n’eût terminé sa phrase. Je sais, répéta-t-elle d’une voix radoucie.

— Oui. Tant mieux. » Okanami fixa le plancher et décroisa le bras gauche pour tirer sur le lobe de son oreille. « Je ne suis pas très doué pour les condoléances, capitaine. Je ne l’ai jamais été… Rude lacune chez un médecin, j’imagine… mais, si je peux faire quelque chose, n’hésitez pas à m’en parler.

— Je n’y manquerai pas. » Elle contempla ses propres mains et s’éclaircit de nouveau la voix. « Je crois savoir que vous avez compris que j’appartenais au Cadre.

— Oui. C’était une assez grosse surprise, mais, oui, en effet, nous l’avons découvert. Et ça ne manque pas de nous poser un gros problème. D’ordre médical.

— Je peux le comprendre. Je suis tout bonnement soulagée que vous n’ayez pas déclenché une de mes mines terrestres.

— De fait, nous l’avons fait. » Les yeux d’Alicia se relevèrent el il haussa les épaules. « Rien que nous n’ayons pu maîtriser… (elle eut l’impression très nette que cette dernière observation s’avançait en terrain glissant) et nous avons pu obtenir des précisions partielles sur votre augmentation. Je ne prévois aucun nouveau problème avant l’arrivée de l’équipe médicale du Cadre.

— Une équipe médicale du Cadre ? s’enquit-elle vivement. Qui viendrait ici ?

— Bien sûr. Je n’ai pas la compétence requise pour traiter votre cas, capitaine DeVries. De sorte que l’amiral Gomez les a convoqués sur place. J’ai cru comprendre qu’il existait un détachement du Cadre à Alexandrie et qu’il était déjà en route à bord d’un vaisseau de transbordement de la Couronne.

— Je vois. » Elle rumina cette pensée. Cinq ans qu’elle n’avait pas vu un camarade du Cadre. Elle avait cru, espéré… ne jamais les revoir.

« Nous n’avions vraiment pas le choix, j’en ai peur. Les données dont nous disposons sont trop lacunaires.

— Je vois, répéta-t-elle sur un ton moins vif. Et… entre-temps ?

— D’ici là, je vous garde. Nous avons dû nous livrer à un gros travail de réparation sur vous, comme vous avez dû vous en rendre compte, j’en suis sûr, et j’aimerais le faire examiner par quelqu’un qui soit versé dans les augmentations du Cadre. » Elle hocha la tête et il inclina la sienne. « Ressentez-vous le moindre inconfort ? Je ne voudrais pas me lancer dans des médicaments fantaisistes, mais j’imagine que nous pourrions essayer la vieille aspirine en toute sécurité.

— Non. Aucun inconfort.

— Parfait. » Son soulagement sautait aux yeux. « Je n’en étais pas certain, mais j’espérais que votre augmentation y pourvoirait. Je constate avec plaisir que c’est le cas.

— Oh, oui », répondit-elle, mais un rapide contrôle du processeur de sa pharmacopée lui prouva qu’il se trompait. < C’est toi qui fais cela ? demanda-t-elle à la voix.

— Bien sûr.

— Merci. >

« Quel est votre pronostic ? s’enquit-elle ensuite auprès d’Okanami.

— Vous avez très bien réagi à l’intervention chirurgicale et à la cicatrisation rapide. À long terme, vous envisagerez certainement de faire remplacer votre rate, mais, pour l’instant, vous vous en sortez gentiment. Votre fémur était très sérieusement endommagé et son rétablissement exigera encore plusieurs semaines, mais, pour le reste… » Il chassa tout autre argument de la main et, remarqua Alicia, se garda bien d’aborder le sujet de son état mental. Tout à fait délicat de sa part.

Il fit quelques pas sur sa droite pour aller consulter les écrans de son moniteur et prit quelques notes rapides sur le pavé tactile puis se tourna vers elle.

— Je prends conscience que vous venez tout juste de vous réveiller, capitaine DeVries…

— Alicia, s’il vous plaît. Je ne suis plus le capitaine DeVries depuis des années.

— Bien entendu. » Il lui adressa un sourire sincèrement chaleureux, tandis qu’une pointe de tristesse pétillait dans ses yeux. « Alicia. Comme je viens de le dire, je me rends compte que vous vous réveillez à l’instant, mais vous avez besoin de repos plus que de toute autre chose. Même si vous n’en éprouvez rien, ce genre de chirurgie exige beaucoup de votre organisme, cicatrisation rapide ou pas, et vous n’étiez pas en très bon état avant notre intervention.

— Je sais. » Elle se laissa retomber en arrière dans le lit et il plissa les lèvres.

« Si vous ressentez le besoin de parler de quelque chose… » commença-t-il, légèrement hésitant, avant de retomber dans le silence en la voyant agiter négativement la main. Il hocha la tête et entreprit de tourner les talons.

Touche-le >, ordonna une voix dans son esprit, si subitement que la véhémence de la requête la fit tressaillir.

« Euh, docteur. » Il s’arrêta en l’entendant et jeta un regard derrière lui ; Alicia tendit la main droite. « Merci de m’avoir rafistolée.

— Tout le plaisir était pour moi. » Il prit sa main en souriant et elle lui rendit son sourire, mais la stupéfaction faillit l’effacer de tes lèvres. Sa main fourmillait encore de la puissance de l’étincelle qui avait jailli entre eux au moment du contact. Seigneur, les nerfs de cet homme seraient-ils anesthésiés ? Comment a-t-il pu ne pas ressentir ce jaillissement d’énergie ?

Mais ce n’était encore rien comparé à ce qui se produisit ensuite. Une colonne de feu se répandit dans le bras d’Alicia et à travers son épiderme. Elle fixa leurs mains jointes, s’attendant à voir sourdre des flammèches de ses pores, mais n’assista à rien de tel. Pas de flammes… rien que de la chaleur et, dessous, un crépitement qui se matérialisa soudain en quelque chose qu’il lui semblait déjà connaître. Une barrière s’abaissa, comme une porte s’ouvre ou comme se ferme un circuit, et le feu qui coulait dans son bras fusa très haut puis s’estompa, cédant la place à un fourmillement familier intangible. C’était comme de flairer une couleur ou de voir un son ; une impression indescriptible, parfaitement impossible à transmettre à qui ne l’aurait pas éprouvée, mais elle-même l’avait éprouvée. Ou, du moins, avait-elle déjà ressenti une sensation apparentée.

Les informations se déversèrent dans son bras et le remontèrent, aussi claires et distinctes que toutes celles jamais extraites d’un réseau tactile par son récepteur alpha, ce qui était impensable. Pourtant, c’était bel et bien en train de se produire… le temps d’un battement de cœur, pareil à la transmission en rafale d’un éclaireur, mais moins concentré, plus diffus et désordonné.

Anxiété. Incertitude. Satisfaction à la vue de son état de santé physique et, plus profond, inquiétude taraudante à propos de sa santé mentale. Malaise quant à la décision qu’il devait prendre, sans rien dire de celui que lui inspirait l’intérêt des Renseignements. Réelle détresse par rapport au décès des membres de sa famille, et plus grand désarroi encore de la trouver apparemment si calme et sereine. Trop calme, se disait-il, et je dois absolument écouter cet enregistrement. Peut-être

Il retira sa main et recula d’un pas. Il n’avait manifestement rien senti qui sorte de l’ordinaire, et il lui fit un petit signe de la main.

« Je vous verrai dans la matinée, cap… Alicia, déclara-t-il d’une voix douce, Tâchez de vous rendormir si vous le pouvez. »

Elle opina et ferma les yeux pendant qu’il prenait congé… consciente que le sommeil était bien la dernière activité dont elle serait capable.

La voie des furies
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